Les oiseaux de passage...

Poème de Jean Richepin, musique de Georges Brassens.

Georges Brassens n'a mis en musique que six ou sept poèmes dont il n'est pas l'auteur. Parmi ceux-cis, deux poèmes de Jean Richepin : "Philistins", et "Les oiseaux de passage".

 

Lorsque paraît le coffret réunissant les onze premiers albums de Georges Brassens, le critique René FALLET écrit :

"Connaissez-vous Jean Richepin ? Non. Pas tellement. Pas beaucoup. Nous non plus. Il avait une barbe et était de l'Académie Française, ce qui n'inspire pas, surtout l'Académie, confiance en un poète. Brassens a pourtant trouvé dans l'oeuvre de l'apparent conformiste un beau cri de guerre au "bourgeois", ces bourgeois que l'on traitait de "Philistins", avant que Jacques Brel n'en fasse des cochons. Cette piécette sur les fantaisies de l'hérédité, sur ces malheureux épiciers et notaires procréant à leur grand dam "Des enfants non voulus - qui deviennent chevelus - Poètes", Brassens l'a aimée, l'a chantée avec pas mal de malice. Qu'il soit ici remercié pour l'avoir déterrée. Elle est toujours d'actualité. Ensuite, dans la présentation du dixième album de Brassens, qui comprend "La chanson des gueux", du même critique : "Depuis quinze ou vingt ans, les compagnons de Brassens connaissaient "Les oiseaux de passage" et la "Pensée des morts" qu'il avait mis en musique et leur chantait les soirs où cela lui chantait. Ils les avaient pieusement "piquées" pour la plupart au magnétophone. C'est une grande joie pour eux - et pour vous donc - de les retrouver sur ce disque. Quoi de plus "Brassens" que ces anarchistes d'Oiseaux de passage", ces assoiffés d'azur, ces poètes, ces fous qui, du plus haut du ciel, déféquent sur la volaille terre-à-terre ? Puisse le chasseur qui entendra cet immense bruit d'ailes y regarder à deux fois avant de tirer sur le canard sauvage ! Puisse-t-il être troublé de voir passer les gueux !

 

Extrait du discours prononcé lors de la réception de Jean Richepin à l'Académie française :

 

«...A vous en croire, vous descendriez d’un couple de Touraniens qui s’arrêtèrent, il y a deux siècles, en Thiérache, et quand vous voyez une caravane de têtes bistrées et crépues qui mènent un ours à la foire, vous baissez le front avec la mélancolie d’un noble déchu. Quel crédit les historiens doivent-ils accorder à votre touranisme ? Il nous rend compte de votre nature. Il exprime d’une façon saisissante un côté lumineux, bariolé et sonore votre génie, mais a-t-il une vérité objective ? Vous ne seriez pas le premier a avoir senti le besoin d’une biographie imaginaire...»

 

Le clip vidéo qui suit vous propose une version chantée par Stephan Eicher, qui date de 2006. Il est accompagné par la musique d'un groupe Rom : celui de Taraf de Haïdouks. Il ne pouvait y avoir de meilleur choix, puisque jean Richepin, lors de sa réception à l'Académie française s'était "inventé" une naissance à OHIS, avec des origines "touraniennes". La version "jazz manouche" aurait certainement convenu à Georges Brassens, qui déclarait que le jazz était sa musique préférée, et que ses chansons, s'il ne leur donnait pas lui même un rythme jazzy, pouvaient tout à fait convenir à des orchestres de jazz !

Georges Brassens n'a pas mis en musique l'intégralité du poème. Trop long, il ne pouvait pas entrer dans le format des chansons de l'époque.

Voici le texte que l'on peut trouver dans l'édition de 1881 par Maurice Dreyfous, dans laquelle on trouve également les textes des poèmes interdits, publiés par le belge Henry KISTEMAECKERS. Celui-ci pensait contourner la décision française de censure en publiant en Belgique. En fait, ce fut l'ouvrage complet qui fut interdit, et qui finit au pilon... Sauf quelques exemplaires qui en ont réchappé.

 

JMG

OISEAUX de PASSAGE


C'est une cour carrée qui n'a rien d'étrange :
Sur les flancs, l'écurie et l'étable au toit bas ;
Ici près, la maison ; là-bas, au fond, la grange
Sous son chapeau de chaume et sa jupe de plâtras.


Le bac, où les chevaux au retour viendront boire,
Dans sa berge de bois est immobile et dort,
Tout plaqué de soleil, le purin à l'eau noire
Lui le long du fumier gras et pailleté d'or.


Loin de l'endroit humide où gît la couche grasse,
Au milieu de la cour, où le crottin plus sec
Riche de grains d'avoine en poussière s'entasse,
La poule l'éparpille à coups d'ongle et de bec.


Plus haut, entre les deux brancards d'une charrette,
Un gros coq satisfait, gavé d'aise, assoupi,
Hérissé, l'oeil mi-clos recouvert par la crête,
Ainsi qu'une couveuse en boule et accroupi.


Des canards hébétés voguent, l'oeil en extase.
On dirait des rêveurs, quand soudain, s'arrêtant,
Pour chercher leur pâture au plus vert de la vase
Ils crèvent d'un plongeon les moires de l'étang.


Sur le faîte du toit, dont les grises ardoises
Montrent dans le soleil leurs écailles d'argent,
des pigeons violets aux reflets de turquoise
De roucoulements sourds gonflent leur col changeant.


Leur ventre plus lustré, dont la plume est plus sombre,
Fait tantôt de l'ébène et tantôt de l'émail,
Et leurs pattes, qui sont rouges parmi cette ombre,
Semblent sur du velours des branches de corail.


Au bout du clos, bien loin, on voit paître les oies,
Et vaguer les dindons noirs comme des huissiers.
Oh ! Qui pourra chanter vos bonheurs et vos joies,
Rentiers, faiseurs de lard, philistins, épiciers ?


O vie heureuse des bourgeois ! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne,
ça lui suffit : il sait que l'amour n'a qu'un temps.


Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le temps de mourir, il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : "C'est vrai que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir.


Son devoir ! C'est à dire qu'elle blâmait les choses
Inutiles, car elle était d'esprit zélé ;
Et, quand des papillons s'attardaient sur des roses,
Elle cassait la fleur et mangeait l'être ailé.


Elle a fait son devoir ! C'est à dire que oncque
Elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut

Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.


Elle ne sentit pas lui courir sous la plume
de ces grands souffles fous qu'on a dans le sommeil,
Pour aller voir la nuit comment le ciel s'allume
Et mourir au matin sur le coeur du soleil.


Et tous sont ainsi faits ! Vivre la même vie
Toujours, pour ces gens-là cela n'est point hideux.
Ce canard n'a qu'un bec, et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux.


Aussi, comme leur vie est douce, bonne et grasse !
Qu'ils sont patriarcaux, béats, vermillonnés,
Cinq pour cent ! Quel bonheur de dormir dans sa crasse,
De ne pas voir plus loin que le bout de son nez !


N'avoir aucun besoin de baiser sur les lèvres,
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Posséder pour tout coeur un viscère sans fièvres,
Un coucou régulier et garanti dix ans !


Oh ! Les gens bienheureux !... Tout à coup dans l'espace,
Si haut qu'il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !


Les pigeons, le bec droit, poussent un cri de flûte
Qui brise les soupirs de leur col redressé,
Et sautent dans le vide avec une culbute.
Les dindons d'une voix tremblotante ont gloussé.


Les poules picorant ont relevé la tête.
Le coq, droit sur l'ergot, les deux ailes pendant,
Clignant de l'oeil en l'air et secouant la crête,
Vers les hauts pèlerins pousse un appel strident.


Qu'est-ce que vous avez, bourgeois ? Soyez donc calmes.
Pourquoi les appeler, sot ? Ils n'entendront pas,
Et d'ailleurs, eux qui vont vers le pays des palmes,
Crois-tu que ton fumier ait pour eux des appas ?


Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages,
Ils vont où leur désir le veut, par dessus monts,
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.
L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons.


Regardez-les ! Avant d'atteindre sa chimère,
Plus d'un, l'aile rompue et du sang plein les yeux,
Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femme et mère,
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.


Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir volaille comme vous.
Mais ils sont avant tout les fils de la chimère,
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous.


Ils sont maigres, meurtris, las harassés. Qu'importe !
Là-haut chante pour eux un mystère profond.
A l'haleine du vent inconnu qui les porte
Ils ont ouvert sans peur leurs deux ailes. Ils vont.

 

La bise contre leur poitrail siffle avec rage.
L'averse les inonde et pèse sur leur dos.
Eux, dévorent l'abîme et chevauchent l'orage.
Ils vont, loin de la terre, au-dessus des badauds.


Ils vont, par l'étendue ample, rois de l'espace.
Là-bas ils trouveront de l'amour, du nouveau,
Là-bas un bon soleil chauffera leur carcasse
Et fera gonfler leur coeur et leur cerveau.


Là-bas, c'est le pays de l'étrange et du rêve,
C'est l'horizon perdu par delà les sommets,
C'est le bleu du paradis, c'est la lointaine grève
Où votre espoir banal n'abordera jamais.


Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux,
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.

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