Ainsi,

Jean RICHEPIN décrivait le village...

Le village semblait dormir, désert et morne, sous le poids de cet après-midi d'août, sous cette flambloyante chaleur qui avait éparpillé tout le monde aux champs.
C'est qu'il faut profiter vite des belles journées, au pays dé Thiérache, humide région de bois, de sources et de marécages, voisin de de la Belgique et peu gâtée par le soleil.  Un coup de vent soufflant du nord, une tournasse de pluie arrivant des Ardennes, et les buriots de blé ont bientôt fait de verser, la paille en l'air et le grain pourri dans la glèbe. Aussi, quand le ciel bleu permet de rentrer la moisson bien sèche, tout le monde quitte la ferme et s'égaille à la besogne. Les vieux, les jeunes; jusqu'aux infirmes et aux bancroches, tout le monde s'y met et personne n'est de trop. Il y a de la peine à prendre et des services à rendre pour quiconque est à peu près valide. Tandis que les hommès et les commères ahannent aux rudes labeurs, les petits et les marmiteux sont utiles pour les œuvres d'aide, étirer les liens des gerbes, râteler les javelles éparses, ramoyer les pames cassées par la corne des fourches, ou simplement émoucher les chevaux, dont le ventre frissonne et saigne à la piqûre des taons et dont l'œil est cerclé de bestioles vrombissantes.
Ces jours-là, il ne demeure au logis que les très vieilles gens, les impotents qui ne sauraient plus même aller jusqu'aux premières haies derrière les granges. Chacun chez soi, devant l'âtre toujours braisillant maIgré l'été, ils chauffent silencieusement leurs maigres carcasses. Les anciens fumaillent à petits coups lëurs petites pipes coiffées d'une calotte de cuivre. Les aïeules tricotent d’interminaoles bas. Tous, à croppetons, les coudes aux genoux, les regards perdus dans les charbons rouges, l'haleine menue, le menton branlant, ils ruminent leurs souvenirs, et se revoient faisant la moisson, eux aussi, et regrettent le bon temps où ils prenaient à bras le corps les belles moyes de blé toutes brûlantes de soleil.
Ainsi, les vieux se remémorant à la muette leur jeunesse et les jeu‘nes travaillant au loin dans les campagnes, le village dormait abandonné, avec ses fenêtres closes et ses portes ouvertes, sa rue vide, ses venelles désertes, et ses grandes cours où rie gloussaient pas même les poules, qui à cette heure vagabondent dans l’herbe des,pâtures ou s'aponichént dans l'ombre des étables.
Toutefois, comme la respiration indique la vie pendant le sommeil, un murmure planait au-dessus du village endormi et non pas mort. Dans le confus crépitement des champs roussis, des maisons grésillées, des fumiers en fermentation, ce murmure filait une note plus claire. Deux bruits s'y mêlaient, continus et vibrants. L'un venait du bas-pays, où les vanniers, le long de la rivière au clapotis argentin, tressajent leurs dentelles d'osier en chantant sans fin leurs traînan tes cantilènes. L'autre bourdonnait tout en haut de la côte, près de l'église et du cimetière, où dans la maison d'école, les tout petits enfants, laissés en garde au père Alliaume, glapissaient le ba be bi bo bu d'une voix aigrelette et monotone.
Ce murmure lui-même, vers les deux heures, peu à peu s'apaisa, s'éteignit, comme étouffé par la chaleur de plus en plus écrasante. Les murs de pisé s'effritaient en écailles recuites. Les briques s'allumaient pareilles à des braises écarlates. Les ardoises étincelaient comme des plaques de fer forgées à blanc. La rivière exhalait une brume de sueur. La route grise ardait ainsi que de la cendre. Et les vanniers cessèrent l'un après l'autre leurs chansons, et s'étendirent sur les tas d'osier frais. Et là-haut, dans la maison d'école, les enfants marmonnèrent de plus en plus bas leur alphabet, puis se turent enfin, et restèrent bouche bée, se faisant signe de ne point réveiller le père Alliaume, qui ronflait doucement, le dos appuyé au fond de sa chaire, le front emperlé d'une rosée en gouttelettes, et les yeux fermés sous ses larges bésicles prêtes à glisser le long de son nez.tout reluisant.
Alors rien ne palpita plus dans le village. La fumée elle-même, sortant de chaque toit, semblait dormir, tant elle était immobile. Elle montait toute droite dans l'air sans brise, en un mince petit filet qui se fondait insensiblement avec l’azur du ciel, un mince petit filet vague comme le regard et léger comme le souffle des pauvres vieux en train d'agoniser mélancoliquement devant les âtres solitaires.

 

Jean RICHEPIN

Premières lignes de son roman situé à OHIS : "Miarka la fille à l'ourse".

Le village de OHIS

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